lundi 24 décembre 2012

Sorcier – Dernier Jour





On marchait dans une rue mal-éclairée. Seul. On ne marche que seul dans une rue mal-éclairée. On marchait, donc. Un pas et un pas et un autre puis un autre. Marcher. On croit que c’est ça. On croit que c’est marcher. On marchait dans cette rue. Et la rue semblait infinie. Mal-éclairée, elle continuait ou recommençait. On ne savait pas. On avait pourtant l’impression d’avancer. Dans le même sens. On a marché longtemps avant de voir cette femme, debout dans le halo flou d’un réverbère. Elle fait un pas, mais un pas retenu, comme empêché. Elle semblait vouloir rester dans la lumière, dans la sécurité du réverbère. On ne sait pas si un réverbère pouvait offrir une quelconque sécurité. On se dirige vers elle, par réflexe, par politesse ou juste pour chercher une autre présence que la sienne propre dans cet espace vide, mal-éclairé. On fait dévier sa trajectoire, pour s’approcher. On s’attend à une proposition, qu’on se donne le droit de refuser, mais qu’on veut bien entendre déjà.


Quand vous avez inventé la mort
je me disputais avec mon ombre
à propos de la teinte à donner
au ciel que j’ai érigé.

Quand vous avez inventé la mort
je bluffais aux dominos
face à un dieu ivre
et un prophète ensommeillé


Quand vous avez inventé la mort

J'ai...

ressuscité un pigeon écrasé trouvé au hasard dans une rue passante.
fait apparaître un soleil brûlant dans le ciel orageux de la grande ville.
fait disparaître un poteau électrique qui cachait les jambes de la fille assise à la terrasse du café d'en face.
devenu invisible et traversé à allure normale un barrage de police à la sortie de la gare.
deviné le numéro de téléphone de la plus jolie barmaid du quartier rien qu'en regardant ses fesses.
envoyé cinq courriers électroniques et une lettre d'amour sans rien écrire et sans jamais approcher un ordinateur.
fait tomber quatre dictateurs et provoqué une crise globale sans quitter le canapé.

On s’approche alors de cette femme dont on distingue mal les traits dans la lumière sale du réverbère. On voit alors le rouge à lèvres avant de voir le sourire qui semble de travers. On se demande si c’est le maquillage ou est-ce le visage même qui est de travers. On voit à ce moment là les yeux, profonds, rieurs et lointains. On ne reconnait pas les yeux d’une prostituée, ni d’une femme ivre, ni d’une personne perdue. La robe brillante, rouge et très courte, les cheveux décolorés, tout cela apparait soudain comme un déguisement. Le maquillage même devient un masque qui ne correspond pas vraiment au personnage. On ressent alors un trouble. On a envie de fuir. Mais il est déjà trop tard. On est enveloppé par la lumière du réverbère.



Quand vous avez inventé la mort
j’étais fauve j’étais pur j’étais violent
et mon souffle étais uni à la jungle

Quand vous avez inventé la mort
ma chair ne faisait qu'un
avec la terre avec tout ce qui vit
avec tout ce qui chasse
tout ce qui est chassé

Transporter à dos de mule 25 kilos de plutonium à travers 3 frontières.
Danser pendant 6 heures au rythme d'une musique jamais entendue.
Et rêver, rêver au point de ne plus se souvenir, ni des rêves, ni de la veille.
Voler un joyau caché dans le cœur d'une reine.
Revendre 15 fois le même chameau.
Racheter 10 fois un même livre et ne jamais le finir.
Et pleurer, pleurer, jusqu'à ce qu'il ne reste plus aucune larme.
Faire l'amour à la plus belle femme du monde, mais trop ivre pour s'en souvenir, l'apprendre beaucoup plus tard par ouï-dire.
Passer une année dans le corps d'un chat et habiter chez la voisine.
Et fuir, fuir, loin, si loin que la fuite même ne puisse plus être retrouvée.

On sait que quelque chose ici ne colle pas. On ressent une profonde absence d’ordre. On essaie de se souvenir du déroulement des faits. On se dit cela, le déroulement des faits. Que les faits puissent se dérouler on trouve cela ridicule. Comment a-t-on pu se retrouver ici ? Quel chemin a-t-on pu emprunter ? On se demande pourquoi emprunter ? Est-ce qu’on devrait le rendre après ? Quel chemin, donc, a-t-on pris pour se retrouver à parcourir cette rue mal-éclairée, à se tenir dans la lumière fade d’un réverbère, face à une femme déguisée ? On demande : Qu’est-ce qui se passe vraiment ? On demande : Qui es-tu finalement ? On a juste un sourire pour toute réponse. Un sourire carnassier. On voit l’éclat venimeux dans les yeux et on se dit que ça sent l’épreuve ou la vengeance. Mais quelle différence ? Quelle différence ? On résiste à la tentation de se demander qu’a-t-on pu faire pour en arriver là. Et on se prépare. On se prépare à la violence.

Quand vous avez inventé la mort
le monde dégustait encore sa jeunesse
et j’étais amoureux de la courbe de la route
quand elle approchait la montagne volée

Quand vous avez inventé la mort
mon téléphone était coupé
les lianes me portaient dans le ciel
et je n'entendais que le chant
de la machine à laver


18 balles calibre 12 et un fusil à canon scié
2 vices salvateurs et un mensonge bien ciselé
5 mots anciens volés dans un dictionnaire
un métal brillant et une couleur jamais vue sur cette terre
4 ivrognes finement arrosés
et 3 jeunes femmes plantureuses artistiquement dénudées

Quand la femme commence à parler, on fait semblant de ne pas comprendre. En réalité, on ne comprend rien. Mais on fait semblant de faire semblant. On se dit que c'est une blague puis on essaie de se souvenir. Et on prie. Est-ce bien le mot ? Peu importe. On prie pour que ce ne soit pas elle. Parce qu'on l'a reconnue. Non. On se trouve vraiment trop con de ne pas l'avoir reconnue plus tôt. Mais on prie quand même. Pour gagner du temps. C'est elle. Il n'y a qu'elle pour sortir de telles stupidités. Déguisée. Dans la lumière pourrie d'un réverbère. Dans une rue mal-éclairée, qui n'existe même pas. Cette rue n'existe pas. Et là on réalise qu'on rêve. Surtout ne pas se réveiller, ça gâcherait la nuit. On se dit. Mais on sait que ce n'est qu'une excuse. C'est elle donc autant continuer à rêver. Tout est possible du moment qu'on ne perd pas de vue que c'est un rêve. 

Quand vous avez inventé la mort
je dégustais la langue encore nouvelle
entre les seins d’une sirène
sous l’eau je n’entendais pas les hurlements

Quand vous avez inventé la mort
je redescendais en parachute
du paradis présumé
j’avais gagné au jeu de l’oie
contre Saint Pierre
Dieu n’avait pas apprécié

22 brunes 19 blondes
12 rousses
et une bleue décolorée
une était tatouée
une avait le crane rasé
l'autre était névrosée
une était une bête
une était une divinité
peut-être était-ce la même
déguisée
10 étaient perdues
une seule a été retrouvée

On entend résonner son rire. Un rire impossible. Un rire de folle où il n'y a plus aucune retenue et qui résonne sans fin dans la rue, dans l'air et dans sa chair si séduisante. Elle dit : Tu es dans mon rêve cette fois et ne crois pas que je vais te laisser te réveiller. Ton charme cette fois ne te sauvera pas, ni ton sourire enjôleur. C'est moi qui t'emmène, c'est moi qui te met en scène, c'est moi qui te fait danser. Je serais ta mort et je serais bienveillante. Je serais ton dernier amour et ta dernière chance. Mais n'oublie jamais, ceci est mon rêve. Et tu suivras ma voix, tu joueras comme je te dis de jouer. Tu joueras avec moi. Tu joueras pour moi. On se dit alors qu'on est foutu. Complètement foutu, cette fois. Et on dit: Comme il te plaira. Et on se dit : mais quel con. On dit : Rêvons. 

...