vendredi 17 juin 2011

Derviche 1

Nous étions si beaux, si forts, si puissants. Et quand le piédestal sous nos pieds nous a été retiré, un vertige nous a pris, nous a emporté. D'exil en exil, on chutait et on chutait. Mais on a appris et on a appris. Et on a appris à tisser de nos paroles un destin. Dans les immenses plaines de la langue, on s'est construit un pays, des palais où nos désirs peuvent grandir, des jardins où notre amour peut fleurir et des citadelles où la force de notre faiblesse nous protège de la force de notre force. Et on a appris. On a appris de forger de notre désespoir mille fenêtres ouvertes sur la folie du monde, sur les cœurs des hommes et sur les illusions du temps.
Et nous voici, nous, les vaincus, les troyens de ce monde et notre histoire est encore à raconter. Alors, inscris, agent, dans tes fichiers que nous sommes nés une première fois, des entrailles endolories d'une femme, exactement comme toi et une deuxième fois de la cuisse sanglante d'une défaite. Note, agent, dans tes ordinateurs. J'ai reçu l'ordre de disparaître, une injonction à m'effacer, devenir transparent, cesser d'exister. Mais je n'ai pas pu ou je n'ai pas voulu. Peut-être ai-je oublié. Je crois que j'ai perdu le papier qu'on m'a donné. Enfin...

Drapé dans sa solitude immaculée, il marchait et il marchait. Dos à la lumière il disait: exilés par des exilés, toi et moi, mon ombre fidèle, on a erré, toi et moi, et dans chaque sourire on a cherché la joie, dans chaque toucher on cherchait la tendresse. Dans chaque goutte d'eau on voyait l'océan. Tandis que la perte restait toujours vive et le retour toujours ajourné.
Ulysse, toi et moi poursuivis par la vengeance des puissants nous voyions le chemin du retour se perdre dans la distance, dans les détours, dans l'encombrement de la circulation. Alors...Alors? Alors rêver, pendant les heures d'attente, pendant les nuits de transit. Rêver. Rêver le monde entier. Rêver le vie depuis ses débuts. Rêver pour apprendre à aimer. Même si la perte reste vive, même si le retour est ajourné, continuer à déguster l'odeur matinale du café, continuer à chuchoter les lèvres collées à la peau aimée.

Digne, mon ombre, tu es restée quand les frontières sont venues nous assiéger, quand des armes sans visage sont venues nous encercler. Digne, mon ombre, tu t'es inventé une profondeur que les bombes ne pouvaient secouer. Et en toi, nu, j'assiégeais ceux qui m'assiégeaient. Je n'ai pas de haine pour vous, je leur disait, et vous êtes libres d'aller où bon vous semble, ou rester ici, en paix.

De ci-près je vois clairement ton visage, toi, l'ennemi, qui est en moi et je n'ai pas de haine pour toi. Nous voici, face à face, vainqueur et vaincu. Si près c'est difficile de s'ignorer. On pourrait se frapper. On pourrait se parler, se connaître, se mordre, se toucher. S'aimer. Si près. Que reste-t-il pour venir nous départager?


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