dimanche 8 mai 2011

Le singe

I

Non, je n’ai pas renié le singe. Je n’ai pas rejeté ses gestes. Je n’ai pas effacé son image. C’est vrai ! Quand le tonnerre a grondé, je me suis réfugié dans la caverne et pour conjurer la peur, je me suis inventé un art, j’ai conçu une sorcellerie. Mais je n’ai pas renié le singe. Évidemment, j’ai acquis une technologie. Mais je n’ai pas pour autant abandonné la forêt. Mon amitié pour l’arbre est profonde. J’ai écrit une religion, j’avoue, pour organiser le temps, pour réguler la horde. Mais je n’ai rien démenti. Je n’ai pas empêché le désir. Je n’ai pas voulu contrôler la vie. Non, je n’ai pas renié le singe.

Quand les autres sont venus boire à mon étang, je me suis défendu et j’ai dit : aux armes ! J’ai créé le combat et les techniques de combat. Non, je n’ai pas renié le singe. J’ai trouvé du feu, quelque part. Trouvé du feu, terrifiant et fascinant. J’ai appris à brûler. J’ai appris à encercler les territoires.

Non, je n’ai pas renié le singe. Je n’ai jamais su vivre sans la terre, sans l’air, sans l’eau. Je n’ai jamais su vivre au-delà des animaux. Mais j’ai voulu raconter les histoires de chasse. Et j’ai voulu raconter des saisons qui ne sont pas celles de la chasse. J’ai voulu me souvenir, comme j’ai voulu oublier. Non, je n’ai pas renié le singe. J’ai forgé des signes pour que les histoires m’échappent et me survivent. Et j’ai confié mon histoire à la pierre, j’ai confié mon histoire à la peau. J’ai confié mon histoire au papier et j’ai confié mon histoire à l’électricité.

II

Non, je n’ai pas renié le singe. J’ai noyé ma sève dans la chimie et plongé mes branches dans la pharmacopée. Je saignais et m’écorchais. Et je me répétais : « Je suis fort, ça va aller. Je suis fort, ça va aller ! » J’ai dissous mon chagrin dans les acides. J’ai couvert mes désirs de sales écrins. Mais toujours ma soif était pour les sources pures. Ma faim était pour les fruits sauvages. Et dans mon sommeil j’entendais l’éveil de la forêt, le chant des bêtes et l’appel des oiseaux.

Non, je n’ai pas renié le singe. J’ai planté des drapeaux sur les hautes cimes et j’ai regardé l’espace avec envie. J’ai idolâtré la science, j’ai conçu le néant. J’ai joué de l’atome et j’ai voulu maîtriser le sang. Mais une douce caresse me fait pleurer. Et un sourire me disperse à tous les vents. Je n’ai cessé de chercher ma vie et ma vie palpite entre ses mains. Je n’ai cessé de chercher la joie et la joie vibre en elle comme un destin. Avec elle je rêve de la canopée et des jungles luxuriantes, je rêve de mélodies enivrantes et d’un retour vers la forêt.

Non, je n’ai pas renié le singe. Entouré de machines, j’ai fait la guerre au territoire. Je me suis acoquiné avec le bitume et j’ai courtisé le béton. Mais ma peau n’aspirait qu’à sa peau, mon souffle ne respirait que son souffle.

III

Non, je n’ai pas renié le singe. Non, je n’ai pas renié le singe. Tous mes réflexes me reviennent. Et tous mes sens sont aiguisés. Mes bras se tendent vers les branches et mon instinct s‘est réveillé. Je reconnais enfin le monde qui m’entoure et je sais déchiffrer les signes cachés. Le ciel au-dessus de moi est redevenu grandiose et la terre sous mes pas respire la magie. Les lianes dans mes mains s’emplissent de paroles, l’air sur mon visage est abreuvé de chansons. Non, je n’ai pas renié le singe. De mes membres étirés j’embrasse la nature et j’embrasse l’amour. Je me dévêts sans regrets des violences de mon humanité et m’abandonne en toute conscience à la danse vive de la beauté. Je m’abandonne enfin à la vie. Je m’abandonne à la sérénité. Non, je n’ai pas renié le singe.

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