mercredi 28 novembre 2012

Ombre





 Certains soirs, mon ombre se lève dans l'obscurité de la chambre et me chuchote : " Ne te réveille pas ! Ne te réveille pas ! " Et elle sort arpenter la ville.

Mon ombre arrache parfois un corps à la foule et lui apprend à danser entre la lumière et l'obscurité.

Mon ombre ne craint ni la mort ni la violence. Elle aime hanter les quartiers malfamés.  Il m'est arrivé de me réveiller avec une côte brisée ou les phalanges éraflées. Il m'est arrivé de me réveiller, une inconnue à mes côtés. Et je me suis dit : "Ah ! Mon ombre a encore fait des siennes. "


J'ai essayé de moins dormir. J'ai essayé de la retenir, de la raisonner, mais rien n'y fait. Elle s'est habituée à partir, que je dorme ou que je sois éveillé. Il m'arrive en plein jour, en pleine conversation de constater que mon ombre m'a quitté pour aller vaquer à ses occupations inhabituelles et mystérieuses.

Mon ombre s'offre parfois un visage, pour rencontrer les regards et se montrer en société. Je me réveille, alors, avec le souvenir de sourires que je n'ai pas rêvé.

Mon ombre met parfois mes nouveaux habits et va attendre les touristes à l'aéroport, pour leur proposer une visite de la capitale, leur voler leur âme et l'exporter en pièces détachées aux pays en guerre.

Mon ombre n'a aucune morale et se moque de perdre ou de gagner. Elle se moque de la dépense et des bénéfices à tirer. Certains jours je me réveille riche alors que d'autres je suis ruiné.

Mon ombre traine parfois sans but et suit au hasard les passants,  juste pour rêver leur vie, leur inventer des secrets puis, les abandonner, les jeter dans le fleuve ou leur faire des croche-pieds. Il m'est même arrivé d'être jugé pour des crimes que je n'ai pas commis, et faute de preuves, acquitté.


Depuis quelques temps, mon ombre oublie les choses. Elle oublie l'heure et le chemin pour rentrer. Pendant des jours, je la cherche, dans les bars, sous les ponts, dans les recoins où se terre l'obscurité.

Mon ombre en sait trop sur ce monde et sur le manque de réalité. Elle confond mes gestes et les siens. Elle se trompe de discours et se trompe d'avis. Elle commence à changer. Jour après jour, je lui découvre de nouvelles couleurs. Et certaines nuits, je la vois briller. Je sais. Elle veut partir, cette fois pour de vrai. Elle veut se libérer.

 
C'est elle qui rêve maintenant, quand je vais travailler. Quand ma pensée respire et mes idées sont fraîches, je sais qu'elle rêve de hautes montagnes et d'altitudes immaculées. Quand mes raisonnements se réchauffent et les remous bercent mes calculs, elle rêve d'îles tropicales et de mers tempérées.


Un jour ! Un jour, quand nous serons prêts, j'irai me tenir au cœur des espaces illimités. Debout dans la lumière d'un nouveau soleil, je la verrai se déployer de toute sa profondeur, jusqu'à l'horizon. Mes gestes seront enfin siens et toutes ses couleurs seront enfin miennes. Nous serons unis. Nous serons libérés. 


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jeudi 1 novembre 2012

Les Oies Sauvages



En attendant le retour des oies sauvages, je m’en vais errer dans les bois silencieux. Je m’en vais marcher entre les arbres inébranlables. Et je ne tremblerai plus en guettant les feuilles qui volètent. Je ne m’essoufflerai plus. Je ne me reposerai plus. Je ne dormirai plus. Je m’en vais arpenter en silence les terres vives et fréquenter des plantes centenaires. En attendant…

En attendant le retour des oies sauvages, je m’en vais parcourir les visages de la nature, rêvant sans sommeil. Rêvant les couleurs du vent, les odeurs des pas. Et je ne parlerai plus avant la tombée de la nuit. Je ne pleurerai plus. Je ne boirai plus. Je ne brûlerai plus. Je m’en vais sillonner les chemins désertés et hanter les espaces innommés. En attendant…

En attendant le retour des oies sauvages, je m’en vais gratter la terre pour que le temps respire. Je m’en vais remuer les marais pour que les esprits s’agitent. Je planterai mes mains dans les cieux sans couleurs. Je n’aimerai plus. Je ne mentirai plus. Je ne mordrai plus. Je m’en vais grignoter les montagnes, m’enivrer d’océan. Je m’en vais faire l’amour aux jolies paysannes sur des lits d’herbes folles. En attendant…

En attendant le retour des oies sauvages, je m’en vais forger des ailes indestructibles dans le ventre des volcans indomptables. Je m’en vais réinventer des noms sans passé pour tout ce qui s’agite, tout ce qui vit sans limite. Je m’en vais hanter les rêves cachés. Je ne volerai plus contre le vent. Je ne courrai plus. Je n’attendrai plus. Je ne crierai plus. En attendant…

En attendant le retour des oies sauvages, je m’en vais prendre refuge dans les racines des saules. Je m’en vais me couvrir de branches épineuses. Je ne bougerai plus. Je ne penserai plus. Je ne résisterai plus. Je ne participerai plus. Je m’en vais cueillir la joie innocente des jeunes filles. J’arracherai des baisers aux femmes fatales. En attendant…

En attendant le retour des oies sauvages, je m’en vais effacer toutes les traces de mon passé. Je m’en vais enterrer tous les corps qui ne me sont plus nécessaires. Je ne donnerai plus de noms aux gestes qui m’obsèdent. Je ne regarderai plus fixement les lumières de la nuit. Je m’en vais tenir le fleuve dans mes bras, abreuver les bûchers de mon sang. En attendant…

En attendant le retour des oies sauvages, je m’en vais baliser le maquis, parler aux herbes, traduire les buissons. Je m’en vais encercler le désert, dompter les dunes et démolir les mirages. Je ne reculerai plus. Je ne me cacherai plus. Je ne reviendrai plus. Je m’en vais chevaucher les nuages et rallumer les astres au-dessus des sommets. Je m’en vais toucher les âmes à travers les peaux et jouir dans la chaleur des surfaces. En attendant…

En attendant le retour des oies sauvages, je m’en vais jouer parmi les fauves, taquiner les serpents. Je m’en vais m’envelopper de jungle et déteindre sur la verdure. Je m’en vais peindre des femmes nues sur les rochers éternels. Je n’écrirai plus. Je ne respirerai plus. Je ne baiserai plus. Je m’en vais défier la tempête. Je m’en vais mélanger l’arc-en-ciel, harnacher l’éclair, avaler le tonnerre. En attendant…

En attendant le retour des oies sauvages, je m’en vais survoler les villes, les ruines, les absences et fondre avec des serres luisantes sur des bêtes inoffensives. Je m’en vais tournoyer parmi les rayons du soleil, manger l’ombre et disparaître dans la lumière. Je ne tuerai plus. Je ne casserai plus. Je ne m’attacherai plus. Je m’en vais tisser des destins inflexibles, recoudre les flammes et l’obscurité. En attendant…

En attendant le retour des oies sauvages, je m’en vais assiéger l’attente, harceler l’ennui. Je m’en vais compter les soldats. Soldats toujours comptés. Inventorier les armes. Et les armes à inventer. Je ne jouerai plus. Je ne raterai plus. Je ne me tromperai plus. Je m’en vais achever les prisonniers, libérer les morts, enterrer les blessés. Je m’en vais ôter de l’air froid les flamboyantes bannières. En attendant…

En attendant le retour des oies sauvages, je m’en vais noyer mon reflet dans la lune, attraper une étoile filante, avaler une galaxie. Je m’en vais. Je m’en vais rendre l’espace, l’échanger contre du temps. Je ne toucherai plus rien. Je ne possèderai plus rien. Je ne désirerai plus rien. Je m’en vais. Je m’en vais distribuer la parole à ceux qui ne l’ont jamais eue. Je m’en vais offrir une vision à ceux qui n’ont jamais vu. En attendant…

En attendant le retour des oies sauvages, je m’en vais épouser ma solitude, ne faire qu’un avec l’attente. Je m’en vais noyer mon peuple dans la mer écumeuse, marcher au fond de l’eau, respirer l’absence et la liberté. Je ne vivrai plus. Je ne mourrai plus. Je ne ressusciterai plus personne. Je m’en vais m’amouracher d’une étoile, habiter chez des inconnus. Je m’en vais étaler ma peau, disperser mes cellules, danser nu. En attendant…

En attendant le retour des oies sauvages, je m’en vais faire place nette pour la prochaine couvée. Je m’en vais abattre les totems des générations passées. Je remettrai les maux dans la boite où ils étaient. Je ne souffrirai plus. Je n’espèrerai plus. Je n’existerai plus. Je m’en vais éteindre ma conscience, effacer celui qui perçoit et ne faire plus qu’un avec ce qui est perçu. En attendant…

En attendant le retour des oies sauvages, je m’en vais narguer l’éternité, me faire immobile, devenir instantané. Je m’en vais arnaquer les génies, convertir les dieux oubliés. Je truquerai le hasard, tromperai la destinée. Je ne serai plus. Je ne me souviendrai plus. Je ne deviendrai plus. Je m’en vais planter des miroirs devant toutes les créatures pour qu’elles apprennent à se regarder tomber. Je m’en vais. En attendant…

En attendant le retour des oies sauvages, je m’en vais fiévreux halluciné fou sage arrêté. Je m’en vais non plus tel que je suis mais tel que je n’ai jamais été. Je m’en vais cartographier l’au-delà, naviguer la vacuité. Je serai l’attendu l’inattendu et la fin de toutes les attentes. Je disparaitrai et ne disparaitrai plus. Je vivrai et la vie ne me retiendra plus. Je mourrai et la mort ne me quittera plus. Les oies sauvages reviendront mais pas parce que je les aurais attendues. Les oies sauvages reviendront toujours là où j’ai été, mais je n’y serai plus. Les oies sauvages reviendront. En attendant…





En attendant le retour des oies sauvages, je me suis embusqué dans les joncs, au bord du lac. Le fusil est lourd dans mes mains. Je me souviens de la dernière fois où je m’étais embusqué au même endroit, il y a des années. Les oies étaient venues, j’ai visé, j’ai tiré. Mais mon fusil était tout neuf et je n’y étais pas encore habitué. Et le recul de l’arme contre mon épaule m’a surpris, m’a fait basculer en arrière. Je suis resté étendu sur le sol, regardant l’envol majestueux des oies sauvages dans le ciel profond au-dessus de moi. Je n’en avais touché aucune. Pendant des heures je suis resté là, sur la terre humide. J’ai regardé cette infinité qui me surplombait. J’ai suivi les nuages. J’ai admiré le vol parfait des oies sauvages. Jusqu’à ce que le soleil de midi me brûle les yeux. J’ai beaucoup pensé, depuis, à cette matinée, à l’attente, à la solitude, à toutes ces heures à faire un avec l’espace vivant autour de moi. J’ai beaucoup pensé à ce tir raté, et j’ai passé des années à m’entrainer, à apprivoiser mon fusil. Je me suis préparé. Je voulais savoir ce que ça me ferait de tirer les oies sauvages. J’étais longtemps obsédé par ce tir raté. Et me voilà, encore une fois, embusqué au même endroit, ne faisant plus qu’un avec mon fusil, uni au paysage. Plus immobile que la dernière fois, plus expérimenté, plus confiant. Infiniment plus dangereux. En attendant le retour des oies sauvages, je contemple le lac calme comme un miroir qui observe la lumière pure de l’aube. Au loin, la montagne solitaire renaît à la couleur pour soutenir le ciel agité de la journée qui se dévoile. Je ne bouge pas, je ne tremble pas. Je suis le paysage et le vent me traverse comme il traverse toute chose, la lumière me caresse comme elle caresse tout ce qui vit. En attendant…
Avant de les voir, je les entends. Mon cœur sursaute dans ma poitrine mais je ne bouge pas, je ne tremble pas. Je sais maintenant calmer l’excitation, apaiser les battements de mon cœur, contrôler le flux du sang dans mes artères. Je les vois se poser devant moi, agiter avec joie l’eau du lac, habiller la lumière avec leur joie. J’ai attendu ce moment et je suis prêt. Je ne fais plus qu’un avec mon fusil, je ne fais plus qu’un avec la balle dans la culasse, je ne fais plus qu’un avec les joncs qui me cachent, un avec la nature qui m’entoure. Et je m’étends, je m’étale, je me dissous. Je suis le lac et la montagne dans le lointain. Je suis l’horizon, le ciel et les nuages qui ornent le ciel. Je suis l’aube qui brille et le jour qui se lève. Je suis les poissons dans l’eau. Je suis les oiseaux dans le ciel. Je suis l’air que je respire et les plantes qui l’habitent. Je suis la terre et toute la vie qui y grouille. Je suis l’homme et le fusil qui soutient l’homme. Je suis aussi l’insouciante oie sauvage qui vit encore dans le viseur. Comme je l’ai appris, je presse doucement la gâchette. Et je me souviens. Je me souviens. Je sais que je n’ai rien raté. Il y a des années, ce tir qui a envoyé les oies sauvages dans le ciel, n’était pas raté. Je suis immobile, ici, tireur embusqué, l’index pressant la gâchette, et je ne fais plus qu’un avec l’univers. Je regarde l’oie sauvage dans mon viseur, qui vit et s’ébat dans l’eau, confiante en cet univers dont elle fait partie, dont nous faisons tous les deux partie. Et je sais. Je ne vais pas tirer. Non. Je ne vais pas tirer. Je vais me lever, sortir de ma cachette et m’avancer parmi les oies sauvages. Je sais que les oies sauvages ne vont pas me craindre. Elles ne vont pas me fuir. Elles vont m’entourer et m’accepter comme un des leurs. Et le temps viendra où, moi-aussi, je déploierai mes ailes, battrai de mes plumes la surface de l’eau et je m’envolerai avec elles vers des saisons plus clémentes. Elles m’apprendront à naviguer les lignes secrètes du monde et me montreront des soleils qu’aucun œil n’a touché. Et quand nous reviendrons quelqu’un d’autre sera embusqué dans les joncs, immobile et préparé. Quelqu’un apprendra à devenir le paysage. En attendant le retour des oies sauvages.



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