vendredi 3 décembre 2010

Ici

1. Commencer, s'il le faut. Et il le faut. Commencer par l'invocation, comme il se doit. Muse assassine, reine de violence, j'invoque ton nom et invoque ta présence. Prête-moi ta main rouge, celle qui tient l'arme. Et sonne pour moi les cloches, la corne de brume et l'alarme. D'ici, je m'en vais guerroyer. De ta main blanche, meurtrière dans sa douceur, arrache mon cœur pour un moment et efface de ma peau tous les sentiments. Que le rêve ne se trouble pas à l'heure de blesser, que mes crocs ne s'émoussent pas au moment de mordre.

2. D'abord. D'abord, il y a cette idée folle, cet espoir éternel, inaltérable: un jour nous serons...Que serons nous d'ailleurs? Évidemment, l'impossible est impossible. Le moindre. Le moindre individu serait d'accord avec ça, évidemment! A quoi bon répéter, se répéter et gaspiller autant d'énergie à nous faire comprendre que l'impossible est impossible? Il faut être extrêmement...extrêmement stupide ou terriblement déterminé pour vouloir démontrer que ce qui est est...Mais nous allons finir par douter de nos propres possibilités...ou de nos propres limites. Rassurez-moi! L'impossible est encore impossible, n'est-ce pas? Ou bien est-ce moi qui délire?

3. Comme lâcher
comme lâcher des bêtes sauvages sur une foule paisible
comme lâcher des fauves dans l'arène obscure
comme lâcher la meute de chiens affamés sur le gibier
comme lâcher les démons en furie sur le troupeau des croyants
comme lâcher
comme lâcher des chevaux sauvages dans la plaine infinie
comme lâcher des rêves voraces dans les cieux de la pensée

4. Ailleurs, dis-tu? Où ça? Ailleurs est si vaste, quand ici est si étroit. Ailleurs et qu'importe. Surgis tel que tu es de ton antre sur-éclairée. Hors de la lumière artificielle qui fausse ton ombre et déforme tes proportions. Surgis à la nuit et ses étoiles brûlantes. Rien ne peut occulter ta forme insaisissable. Rien ne peut cacher les cicatrices que ton corps chérit, glorieuse collection, carte de ton âme confinée dans le silence de la peau qui tremble. Surgis calme et sans prétention, conscience, quoique déséquilibré.

5. Qui est-tu enfin toi qui me regarde m'observe me questionne qui es-tu toi qui par delà l'abîme me contemples et m'observes compte mes pas mes gestes énumères mes grimaces numérotes mes organes qui es-tu toi moi qui me guettes m'empêches m'arrêtes et m'attrapes me rattrapes me blâmes me retiens qui es-tu enfin toi moi qui me parles m'écris me vis et m'existes je m'existe je crois je m'existe sans toi avec toi contre moi tout contre toi me voici ici toi ailleurs toujours et de plus en plus sans silence tout autour vivant déplié comme ça debout fantôme reconnais ton reflet que t'importe je m'existe et tout cela verrouillé pour que je me te réel et fuis dors maintenant dors avec le jour avant que la nuit ne veille ne veuille s'enreplier.

6. Rien. A perte de vue. Vraiment rien. Ni ciel. Ni terre. Ni aucune représentation de l'espace. Aucune présence tangible. Ce n'est pas non plus le néant. Ce n'est pas tout à fait dépourvu de sensations et de sentiments. Juste rien. Rien de visible. Rien de concrètement perceptible. Le vide. Un calme sans violence. Sans arêtes tranchantes. Ni éclats aveuglants. Et puis l'ennui. Et l'impatience. Évidemment. Oh! Ce n'est qu'un rêve. Je crois que c'est un rêve. Ouf! Quand on rêve, il reste toujours le réveil.

7. Tout cela a commencé bien avant moi. J'ai été retardé. Par quoi, qui, pour quelle raison? Je ne sais pas. Mais je suis ici. Je veux croire que je suis ici. Je ne vois pas d'autre explication. Parce que je parle. Du moins je crois que c'est moi qui parle. Je m'y tiendrais. Tant qu'il n'y a personne pour me contredire. Je verrais après. Ici il n'y a que moi. Enfin. Personne ne se manifeste. Ici. Aucun signe d'une présence autre que la mienne. Tant mieux. Pour le moment. Cela m'évitera de me disperser. Il faudrait que je rattrape le temps perdu. Quand j'ai été retardé. J'ai l'impression d'avoir été retardé. Cela expliquerait ce sentiment d'urgence. Mais c'est peut-être faux. Ce n'est peut-être qu'une mauvaise interprétation de ma part. Ou un défaut inhérent à mon caractère. Caractère. Quel mot étrange. Je n'ai jamais pensé m'en servir. Mais le mal est fait. Un mot qui n'éveille rien en moi. Qui suis-je moi? Quelle question que celle là? Je ne suis que celui qui parle. Ici. Et cela devrait suffire.

8. Et parfois, je ressens sa présence. Quelque chose est là, à me contempler à travers le silence. Terrible et mystérieuse, elle tend vers moi ses limites, au-delà du temps, à travers l'espace. Emplie des douleurs à venir et des joies cachées. Mélancolie d'abord, conscience de la finitude et de toutes les impossibilités. Ici parce qu'il n'y a qu'ici. Malgré tous les ailleurs. Ce rêve, toujours, encore. Ce rêve que je ne peux empêcher. Ces souvenirs qui se tordent, se déforment, mais qui ne veulent toujours pas s'effacer. Ici. Encore. Malgré moi ou exactement comme j'ai voulu. Ici et me déploie.

9. Ici, quelque chose tremble en toute beauté. Ici, malgré l'ombre, les gestes sont calmes et les regards brillants. Ici, même les couleurs vibrent en rythme, se touchent, se fondent et se retrouvent, changées. Ici, tout s'inverse à tout moment et s'inverse encore sans prévenir. Mais il n'y a jamais aucune raison de s'en inquiéter. Ici, tout recommence mais rien ne se répète. Ici, règne un nouveau monde, règne une nouvelle physique sans observateur et sans équations. Ici, règne la fluctuation. Ici je suis et il n'y a que moi. Il y a autre chose mais il n'y a que moi. Autre chose qui est et n'est pas moi. Ici, il y a plus et moins que moi. Je suis ici, d'abord. Je pense. Mais ici je ne pense pas. Je vois le ciel. Je crois. Je devrais dire un ciel. Je ne devrais pas dire que je vois. Ici, un ciel. Ça devrait suffire. Même si ça ne suffit pas. Ici, il y a juste moi sous un ciel. Il y a une terre, une matière et un corps qui les soutient. Ici est un ailleurs qui ne cesse de se mouvoir vers ailleurs. Ici c'est là où tu n'es pas. C'est là où la nature gronde, chante ou rit, sans égards pour toi. Ici, ton arithmétique n'opère pas. Ici, les nombres sont premiers ou ne sont pas. Ici, pas de statistiques, pas de calculs intéressés. Ici, pas de hasard et pas de probabilités. Vous qui entrez ici abandonnez votre peau, vos drapeaux et vos vérités. Mais ici, il n'y a que moi. De toute éternité. Même le temps, ici, s'est dissout, est devenu liquide et doucement s'est évaporé. Il est devenu aérien. Un espace où mes corps flottent. Un espace où mes rêves s'entre-dévorent. Ici. Ici, c'est moi. C'est tout ou rien. Ici, je t'ai rêvé. Je t'ai dessiné. Je t'ai créé. Je t'ai abîmé. Je t'ai soigné. Et je t'ai laissé partir...

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