dimanche 29 septembre 2013

L’ombre douce qui balaie les crêtes 4ème Partie




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            Je courais dans la ville. Une ville. Que je connais et ne connais pas. Je courais et devant moi une femme. Que je connais. Que je ne connais pas. Elle courait devant moi, me fuyant. Je sus qu’elle me fuyait. Et je courais. Je criais son nom. Que je connais. Et ne connais pas. Et elle fuyait. Je l’ai vue tomber et je courus pour l’aider à se relever, la tenir dans mes bras, la consoler. Mais son cri m’a figé. Et elle se remettait à courir, s’éloignant de moi. Me distançant un peu plus après chaque chute, après chaque cri. Je courais dans une ville où je reconnaissais toutes les villes que j’ai connues. Poursuivant une femme où je reconnaissais toutes les femmes que j’ai aimées. Elle s’éloignait et la ville se figeait. Je courais. Et je commençai à voir les gens autour de moi et leurs mouvements lents. Je commençai à voir les fils ténus et nombreux qui retiennent les hommes dans leurs gestes immobiles et dérisoires. Je voyais cette immense toile qui couvre le monde empêchant tout de grandir, empêchant tout de s’effondrer. Je commençai à sentir les vibrations de la terre sous mes pas. Je commençai à sentir les flux de l’univers qui me traversaient. Je commençai à entendre les voix qui chuchotaient partout et en tout. J’entendis mon cœur, son cœur et le cœur du monde qui battait en nous. Je m’arrêtai. Et devant moi, je la vis s’arrêter. Elle se retourna et je la reconnus. « Je t’aime. » La nuit tomba sur moi. Absolument obscure. Absolument silencieuse. Quand je revins à moi, les lianes m’enserraient. Et la douleur. Un aigle immense aux yeux luisants, avait planté ses serres dans mes entrailles et dévorait mon cœur, le déchirant à coup de bec. Je crois que je hurlai. Et encore une fois, tout s’éteignit. Je flottais dans le vide. Sans sensations. Sans pensées. Je flottai longtemps. Hors du monde. Hors du temps. Et le brouillard vint m’envelopper.

7
            Je me retrouvai enfant. Et tout était plus grand. Le ciel plus haut. Et les murs. Je marchais dans une grande maison. La maison de mon enfance. J’avais cinq ans. Et j’avais traversé seul toute la ville pour revenir ici. Je traversai le jardin. En moi un calme et une détermination dont je ne me souvenais pas. Les hommes étaient assis dans la véranda. Je cherchai mon père mais ne le trouvai pas. Alors comme invisible, je traversai le silence des hommes et entrai dans la maison. Je parcourus un immense couloir. De l’une des portes, je vis ma mère en pleurs et j’entendis d’un coup les pleurs de toutes les femmes résonner. Ma mère me vit mais elle ne pouvait pas me parler. Elle n’avait pas de voix. Elle essayait. Elle me regardait. Mais ma mère n’avait pas de voix. Je restai immobile sur le seuil de la porte. En moi un calme et une compréhension dont je ne me souvenais pas. J’avais cinq ans et je marchais dans une grande maison emplie de silence et de pleurs. En moi une présence, en moi une conscience dont je ne me souvenais pas. Une femme m’a dit : « Qu’est-ce que tu fais là ? » et ferma la porte. Sur ma mère qui me regardait ne larmes et sans voix. J’avais cinq ans. J’étais seul dans le couloir immense. D’un côté les pleurs et de l’autre le silence. En moi une force dont je ne me souvenais pas. Je marchai le long du couloir. De mes petits pas d’enfant, je marchai un temps infini pour parcourir une distance incommensurable. J’entrai dans la dernière chambre et fermai doucement la porte. Seule une bougie offrait sa lumière à la tête d’un berceau qui fut le mien, et qu’on s’était transmis de frère en frère, et où reposait le corps inerte du plus jeune de nous trois. Je savais qu’il n’habitait plus ce corps. Mais j’embrassai son front froid, je lui dis que je l’aimais et l’aimerai toujours. Je le remerciai d’avoir été parmi nous et lui dis qu’il me manquera. J’avais cinq et je ressortis de la maison. En moi un calme dont je ne me souvenais pas. Je fermai le grand portail sur les pleurs et le silence. Et m’en fus de mes petits pas d’enfant retraverser la ville.

8
         L’obscurité enveloppa tout et je m’en revins flottant dans le vide sans pensées. Quand je m’éveillai, les lianes étaient comme un habit doux qui m’enveloppait. Ma tête reposait dans le giron de cette déesse de la forêt, elle me fixait de ses yeux incandescents, caressait tendrement mes cheveux et chantait doucement. Je ne comprenais pas les paroles, mais je savais que c’était un chant de retour et d’acceptation. L’homme s’approcha pour regarder mon corps entier et son regard était comme un toucher qui m’auscultait jusqu’aux tréfonds de mon être. Il sembla satisfait, ma regarda dans les yeux et ses yeux semblèrent s’enflammer. Tout disparut, il n’y avait plus que ses yeux terribles, leur feu me consumait. Je sentis qu’il soufflait et ma conscience s’éteignit comme une minuscule bougie.

9
         Le silence, profond et apaisé. L’obscurité, pure et sans doutes. Puis une ligne de lumière me tira vers un autre monde. Ce fut moi, mais ce n’était pas moi. Mon corps, vieux, abîmé, plié. Ma pensée, tremblante. Mes gestes, incertains. Je marchais, je me trainais plutôt, à petits pas de vieillard, marécageux, irréguliers, timorés. Dans un monde fantomatique, je percevais des présences, qui surgissaient par surprise, irrégulièrement, indéfinies, indifférenciées. Des gens, probablement, et des gens qui ne sont pas des gens. Je me déplaçais lentement, d’un point à un autre, sans but, grommelant des bouts de phrases, incompréhensibles. Seul et au-delà de toute compréhension. Mon chemin se peuplait et se dépeuplait alternativement. Je ne ressentais que de l’amertume et une colère impuissante et sans éclat. Et vinrent à moi les fantômes. Je levais vers eux une main faible et un regard brisé. Les amis que j’ai trahis. Les femmes que j’aurais pu mieux aimer. Les enfants que j’aurais voulu avoir. La famille que j’aurais dû préserver. J’essayais de les appeler, suppliant et coupable. Mais ils s’éloignaient, indifférents, hors de ma courte vision, loin de ce corps épuisé. J’avançais toujours sur ma ligne solitaire, sans but, sans raison. M’enfonçant dans mon propre désert, stérile et obscur. Les yeux secs, je pleurais. L’esprit vide, je souffrais. Coupé de tout, désespéré, seul, triste et épuisé. Et je la vis, clairement. Immense, phosphorescente, une hyène qui riait et ne riait pas. « Où étais-tu ? » lui demandai-je. Et elle me répondit : « Je ne t’ai jamais quitté. » C’était ma mort et elle venait me chercher. « Libère-moi ! » lui dis-je. « Je suis las, emmène-moi. Ça suffit. Ça suffit. » Elle s’approcha avec de la commisération dans le regard. Et à la vitesse de l’éclair, elle planta ses crocs de charognard en dessous de mon bras, du côté du cœur. Je sentis une grande douleur qui laissa rapidement la place à une peur intense. Je sentis tout en moi et hors de moi se défaire. Je vis mon être s’effilocher. Mes pensées, mes souvenirs, mes sentiments se dispersaient. Et tout mouvement s’arrêta. Mon temps fut suspendu. Le néant infini me prit. Il y avait quelque part un sentiment diffus, une vibration ténue, une tristesse et un refus. Qui ressent ? Qu’est-ce qui vibre ? Je ne savais plus. Je n’existais plus. J’entendis, alors, ma mort me dire : « Non ! Pas comme ça. Ici tu es et tu n’es pas. Et ton heure n’est pas venue. N’aie crainte, je te prendrai. Ça ne me suffit pas. Pas encore. Pas assez. Pas comme ça. » Et je l’entendis rire. Dans un sursaut je revins à moi. Tel que j’étais, tel que je me reconnaissais. Couché sur les lianes dans la clairière. Pendant un instant, je vis une hyène penchée sur moi, me regardant avec des yeux luisants. Je clignai des paupières et elle disparut. Je regardai le ciel, immense, vivant, infini. Les étoiles me souriaient. Et je sentis que je les aimais, sans espoir, sans attentes, sans doutes. Je les aimais et j’aimais ce monde. Et je savais que cet amour m’était rendu, entier.


(A suivre ...)

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