jeudi 26 septembre 2013

L’ombre douce qui balaie les crêtes 2ème Partie





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Les arbres se parlent beaucoup dans cette forêt. Même moi, qui n’y connais rien, je les entends. Je m’enfonce en toute confiance parmi tous ces arbres. Pas après pas, les arbres me semblent plus âgés, leurs présences plus majestueuses, leurs voix plus profondes. Je marche dans le temps même. Mes pas sont faits de temps, mes pieds s’y enfoncent, mon nez sent son odeur, mes yeux voient son essence. J’avance et la lumière change, son jeu de couleurs devient plus sophistiqué. Je suis happé par la présence ancestrale de la forêt. Et la forêt sait que je suis ici. Je sens la conscience multiple des arbres me sonder. La forêt discute mon cas et questionne ma présence. Je continue à marcher, comme guidé, dans la mousse de plus en plus épaisse. Depuis longtemps, il n’y a plus aucun chemin, mais je sais sans aucun doute que je me dirige vers le cœur mystérieux de la forêt. Quelque chose, dans une région méconnue de mon corps, vibre d’excitation.
Je sais qu’il fait encore jour, là-haut, au-dessus des cimes. Mais ici, il fait presque nuit. Les arbres se font plus denses, leurs troncs plus larges. Leurs branches épaisses et enchevêtrées cachent complètement le ciel. Ils sont si anciens que leur mémoire semble prendre forme. Je crois voir des êtres se déplacer parmi eux et me guetter avec des yeux sans âge. Je commence à ressentir une certaine hostilité. Chaque pas me demande un effort considérable. Certains de ces vieux arbres sont réticents à me laisser passer. Mais c’est décidé, je dois continuer. J’avance comme dans un rêve, dans un monde de plus en plus inconnu. Comme une créature outrageusement jeune, scandaleusement éphémère, s’avance dans l’éternité. A plusieurs reprises j’ai défailli, je crois. Des branches m’ont soutenu, quand d’autres essayaient de me retenir au sol. A la lisière de mon regard, je perçois des mouvements furtifs. Mes oreilles captent des voix, des chuchotements, des bruits indéchiffrables et des bouts de phrases dans une langue inconnue. Troublé, dans un immense effort, je continue à marcher.
Je me déplace à peine. Je respire à peine. Je ne vois rien. L’obscurité m’enveloppe presque complètement. Je suis embourbé dans la mousse d’un temps colossal. Autour de moi, les arbres grondent, agressifs, terribles, infiniment grands, infiniment anciens. Je me déplace avec une extrême lenteur qu’on pourrait confondre avec l’immobilité. Tout me parait inquiétant et fantomatique. Je sens planer une incompréhensible menace. Je pense rebrousser chemin. Mais je sais avec certitude et au-delà de toute logique que si je me détourne la forêt me tuerait. Alors je continue à avancer, difficilement, pendant un temps incalculable. Les arbres sont si denses que je me faufile à tâtons entre les troncs. Des branches semblent me guider et d’autres me poussent et m’écorchent. J’étouffe et ne vois plus rien. L’épuisement m’accable. Je ne sais plus si j’avance encore.
Je crois que je perds connaissance. Une clarté soudaine m’aveugle. C’est comme si un voile s’était levé devant sur le jour. Comme si les arbres eux-mêmes s’étaient écartés pour me laisser passer. Devant moi s’étend une large clairière, les arbres noueux et immenses forment un cercle parfait la délimitant. Une herbe tendre la couvre et des fleurs de mille sortes et de mille couleurs. Des oiseaux gais y volètent et de nombreux animaux s’égaillent dans tous les sens. La sérénité qui habite l’endroit m’abasourdit. Je suis figé et comme dans un rêve je reste à contempler toute la vie et tout le calme qui émanent de cet endroit. Combien de temps ai-je pu passer dans la forêt ? Des heures ? Des jours ? Je n’en sais rien. Peu importe ! Je suis ici. Est-ce vrai ? Est-ce que cet endroit existe vraiment ?
Comme une réponse à mes questions, j’entends un rire profond et doux. Quelqu’un est là, assis presque au centre exact de la clairière. Je sens son regard sur moi, et le rire qui m’est adressé. Comme tiré par une force invisible je m’avance vers lui. Il a l’apparence d’un vieil homme. Son visage est ridé, parcheminé par une longue vie, mais ses traits sont fins et joyeux. Aucune décrépitude ne semble accabler son corps. Sa main enfoncée dans le sol parait vigoureuse et tendue, les herbes semblent s’être enroulées autour de son poignet. Négligemment, son autre main caresse l’air en rythme. Quand j’ai regardé ses yeux, un silence se fit en moi. Son regard est si franc, si clair. Les yeux d’un vert pâle, comme je n’en ai jamais vus, me regardaient. Juste ça, me regardaient. Dans le sens le plus simple, le plus entier, du verbe regarder. Sans effort, sans surprise, sans jugement, sans condescendance, je suis vu. Entièrement vu. Je m’assois face à lui dans l’herbe douce. Je crois voir les herbes lâcher en douceur son poignet et retourner à la terre.
Sans un mot, il me tend une sorte de bol en bois. J’avoue que je m’attendais à quelque breuvage magique et mystérieux mais ce n’est que de l’eau, très claire et très pure. Réalisant que j’avais très soif, je bois avidement et avec reconnaissance. Mon épuisement me quitte et je reste assis là, sans aucun besoin de parler. Mes pensées sont suspendues et je goûte simplement ce calme inédit. Le vieux ne fait que me regarder en riant doucement, alors que quelques animaux s’approchent de moi avec de moins en moins de crainte, me reniflent, me touchent et s’éloignent calmement. De petits rongeurs viennent escalader mes genoux. Des oiseaux se posent sur mes épaules et ma tête avant de reprendre leur danse aérienne.
Je ne sais combien de temps cela dure. Le soleil est caché par les arbres et la lumière a fortement décliné. Une excitation nouvelle s’est emparée de la clairière. Je la sens dans l’air, dans les plantes, dans le ballet des animaux. Moi-même je suis pris dans cette excitation et cette attente. Le vieil homme ne rit plus. Les yeux fermés, il semble encore plus attentif. Sérieux et concentré, il attend, présent et comme étendu dans l’espace. Soudain, il se commence à chanter. Sa voix se déploie, étonnamment mélodieuse, claire et puissante. Les harmoniques qui la traversent font tout vibrer. Mon corps entier résonne à cette voix. Je ne comprends pas les paroles. Je ne reconnais pas la langue. Mais cela n’a aucune importance. Ce chant vient du fond des âges et semble s’adresser à un inconnu qui a toujours sommeillé au fond de mon être. Il me transporte et m’émeut. J’en tremble. Et la forêt, toute la forêt, répond dans un chœur parfait. Je crois voir toutes les voix enchevêtrées comme des branches entrelacées, se soutenant, s’équilibrant dans un parfait accord. Le vieil homme chante et la forêt répond. Puis un silence se fit. Une nouvelle voix vient de loin. Infiniment féminine, surnaturelle et emplie de joie. Je crois que les larmes coulent sur mon visage. Je crois que l’herbe devient plus verte et pousse à vue d’œil. Je crois que les fleurs s’épanouissent et leurs couleurs deviennent encore plus éclatantes. Ce chant est comme une lumière qui éclaire tout et emplit d’une vie joyeuse tout être et toute chose.
La voix se rapproche amenant une joie de plus en plus intense. Le vieil homme, la forêt et cette voix entonnent en harmonie le chant d’un monde merveilleux que je découvre maintenant partout. Parfois une douce mélancolie apparait mais une profonde joie vient la recouvrir. Il y a une telle majesté, une telle beauté dans ce chant que je ressens une irrépressible envie de m’y fondre. Et malgré moi je chante. Le vieil homme parait se redresser, devenir plus fort. Il est maintenant debout. Très grand, vigoureux, il domine la clairière de sa taille. A chaque instant, il semble rajeunir. Le chant devient une douce caresse, un hymne amoureux. Et elle apparait en chantant à l’orée des arbres. Une jeune fille, presque une adolescente, d’une beauté surnaturelle. Elle est presque nue, des lianes et des feuilles ceignent son corps. J’ai le souffle coupé par la proximité et l’inaccessibilité de cet être. Je distingue les formes parfaites de ce corps et je suis écrasé par cette incroyable présence. Est-ce du désir que je ressens ? Cette fascination qui frise la folie, est-ce du désir ? Mon être tremble, mon cœur sursaute, mon sexe durcit. Une vague brûlante inonde ma peau et des larmes emplissent mes yeux. Est-ce du désir ? Une émotion qui n’est pas de ce monde m’arrache et me met au bord d’un gouffre. Et je prends soudain conscience de la distance qui me sépare de cet être. Je réalise l’ampleur de sa présence, la réalité de sa beauté. Je ressens une profonde gratitude et mes larmes coulent joyeuses et douces. Un silence apaisé s’étend sur toute chose. Elle avance d’un pas sûr et léger. A chaque pas elle mûrit et se transforme, son corps perd ses formes d’adolescente pour acquérir des formes encore plus belles de femme. A chacun de ses pas, l’homme rajeunit, se redresse, son visage gagne encore plus de caractère et de force. Une immense énergie se dégage d’eux deux, une profonde sagesse et une grande majesté. Quand ils se retrouvent au centre de la clairière, ils ont sensiblement le même âge et il y a entre cette ressemblance indéfinissable que fait naître la complicité des amoureux. Elle a des yeux bleu-vert clair comme je n’en ai jamais vu, emplis d’une tendresse malicieuse. Ses cheveux noirs avec des mèches blanches lui arrivaient à la taille. Elle est grande, son corps absolument féminin recelait une force tranquille. Ils se regardent longuement avant de s’assoir face à moi, sans se départir de leur joie et leurs sourires.


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