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Les arbres se parlent beaucoup dans cette forêt. Même
moi, qui n’y connais rien, je les entends. Je m’enfonce en toute confiance
parmi tous ces arbres. Pas après pas, les arbres me semblent plus âgés, leurs
présences plus majestueuses, leurs voix plus profondes. Je marche dans le temps
même. Mes pas sont faits de temps, mes pieds s’y enfoncent, mon nez sent son
odeur, mes yeux voient son essence. J’avance et la lumière change, son jeu de
couleurs devient plus sophistiqué. Je suis happé par la présence ancestrale de
la forêt. Et la forêt sait que je suis ici. Je sens la conscience multiple des
arbres me sonder. La forêt discute mon cas et questionne ma présence. Je
continue à marcher, comme guidé, dans la mousse de plus en plus épaisse. Depuis
longtemps, il n’y a plus aucun chemin, mais je sais sans aucun doute que je me
dirige vers le cœur mystérieux de la forêt. Quelque chose, dans une région
méconnue de mon corps, vibre d’excitation.
Je sais qu’il fait encore jour, là-haut, au-dessus des
cimes. Mais ici, il fait presque nuit. Les arbres se font plus denses, leurs
troncs plus larges. Leurs branches épaisses et enchevêtrées cachent
complètement le ciel. Ils sont si anciens que leur mémoire semble prendre
forme. Je crois voir des êtres se déplacer parmi eux et me guetter avec des
yeux sans âge. Je commence à ressentir une certaine hostilité. Chaque pas me
demande un effort considérable. Certains de ces vieux arbres sont réticents à
me laisser passer. Mais c’est décidé, je dois continuer. J’avance comme dans un
rêve, dans un monde de plus en plus inconnu. Comme une créature outrageusement
jeune, scandaleusement éphémère, s’avance dans l’éternité. A plusieurs reprises
j’ai défailli, je crois. Des branches m’ont soutenu, quand d’autres essayaient
de me retenir au sol. A la lisière de mon regard, je perçois des mouvements
furtifs. Mes oreilles captent des voix, des chuchotements, des bruits
indéchiffrables et des bouts de phrases dans une langue inconnue. Troublé, dans
un immense effort, je continue à marcher.
Je me déplace à peine. Je respire à peine. Je ne vois
rien. L’obscurité m’enveloppe presque complètement. Je suis embourbé dans la
mousse d’un temps colossal. Autour de moi, les arbres grondent, agressifs,
terribles, infiniment grands, infiniment anciens. Je me déplace avec une
extrême lenteur qu’on pourrait confondre avec l’immobilité. Tout me parait
inquiétant et fantomatique. Je sens planer une incompréhensible menace. Je
pense rebrousser chemin. Mais je sais avec certitude et au-delà de toute
logique que si je me détourne la forêt me tuerait. Alors je continue à avancer,
difficilement, pendant un temps incalculable. Les arbres sont si denses que je
me faufile à tâtons entre les troncs. Des branches semblent me guider et
d’autres me poussent et m’écorchent. J’étouffe et ne vois plus rien.
L’épuisement m’accable. Je ne sais plus si j’avance encore.
Je crois que je perds connaissance. Une clarté
soudaine m’aveugle. C’est comme si un voile s’était levé devant sur le jour.
Comme si les arbres eux-mêmes s’étaient écartés pour me laisser passer. Devant
moi s’étend une large clairière, les arbres noueux et immenses forment un
cercle parfait la délimitant. Une herbe tendre la couvre et des fleurs de mille
sortes et de mille couleurs. Des oiseaux gais y volètent et de nombreux animaux
s’égaillent dans tous les sens. La sérénité qui habite l’endroit m’abasourdit.
Je suis figé et comme dans un rêve je reste à contempler toute la vie et tout
le calme qui émanent de cet endroit. Combien de temps ai-je pu passer dans la
forêt ? Des heures ? Des jours ? Je n’en sais rien. Peu
importe ! Je suis ici. Est-ce vrai ? Est-ce que cet endroit existe
vraiment ?
Comme une réponse à mes questions, j’entends un rire
profond et doux. Quelqu’un est là, assis presque au centre exact de la
clairière. Je sens son regard sur moi, et le rire qui m’est adressé. Comme tiré
par une force invisible je m’avance vers lui. Il a l’apparence d’un vieil
homme. Son visage est ridé, parcheminé par une longue vie, mais ses traits sont
fins et joyeux. Aucune décrépitude ne semble accabler son corps. Sa main
enfoncée dans le sol parait vigoureuse et tendue, les herbes semblent s’être
enroulées autour de son poignet. Négligemment, son autre main caresse l’air en
rythme. Quand j’ai regardé ses yeux, un silence se fit en moi. Son regard est
si franc, si clair. Les yeux d’un vert pâle, comme je n’en ai jamais vus, me
regardaient. Juste ça, me regardaient. Dans le sens le plus simple, le plus
entier, du verbe regarder. Sans effort, sans surprise, sans jugement, sans
condescendance, je suis vu. Entièrement vu. Je m’assois face à lui dans l’herbe
douce. Je crois voir les herbes lâcher en douceur son poignet et retourner à la
terre.
Sans un mot, il me tend une sorte de bol en bois.
J’avoue que je m’attendais à quelque breuvage magique et mystérieux mais ce
n’est que de l’eau, très claire et très pure. Réalisant que j’avais très soif,
je bois avidement et avec reconnaissance. Mon épuisement me quitte et je reste
assis là, sans aucun besoin de parler. Mes pensées sont suspendues et je goûte
simplement ce calme inédit. Le vieux ne fait que me regarder en riant
doucement, alors que quelques animaux s’approchent de moi avec de moins en
moins de crainte, me reniflent, me touchent et s’éloignent calmement. De petits
rongeurs viennent escalader mes genoux. Des oiseaux se posent sur mes épaules
et ma tête avant de reprendre leur danse aérienne.
Je ne sais combien de temps cela dure. Le soleil est
caché par les arbres et la lumière a fortement décliné. Une excitation nouvelle
s’est emparée de la clairière. Je la sens dans l’air, dans les plantes, dans le
ballet des animaux. Moi-même je suis pris dans cette excitation et cette
attente. Le vieil homme ne rit plus. Les yeux fermés, il semble encore plus
attentif. Sérieux et concentré, il attend, présent et comme étendu dans
l’espace. Soudain, il se commence à chanter. Sa voix se déploie, étonnamment
mélodieuse, claire et puissante. Les harmoniques qui la traversent font tout
vibrer. Mon corps entier résonne à cette voix. Je ne comprends pas les paroles.
Je ne reconnais pas la langue. Mais cela n’a aucune importance. Ce chant vient
du fond des âges et semble s’adresser à un inconnu qui a toujours sommeillé au
fond de mon être. Il me transporte et m’émeut. J’en tremble. Et la forêt, toute
la forêt, répond dans un chœur parfait. Je crois voir toutes les voix
enchevêtrées comme des branches entrelacées, se soutenant, s’équilibrant dans
un parfait accord. Le vieil homme chante et la forêt répond. Puis un silence se
fit. Une nouvelle voix vient de loin. Infiniment féminine, surnaturelle et
emplie de joie. Je crois que les larmes coulent sur mon visage. Je crois que
l’herbe devient plus verte et pousse à vue d’œil. Je crois que les fleurs s’épanouissent
et leurs couleurs deviennent encore plus éclatantes. Ce chant est comme une
lumière qui éclaire tout et emplit d’une vie joyeuse tout être et toute chose.
La voix se rapproche amenant une joie de plus en plus
intense. Le vieil homme, la forêt et cette voix entonnent en harmonie le chant
d’un monde merveilleux que je découvre maintenant partout. Parfois une douce
mélancolie apparait mais une profonde joie vient la recouvrir. Il y a une telle
majesté, une telle beauté dans ce chant que je ressens une irrépressible envie
de m’y fondre. Et malgré moi je chante. Le vieil homme parait se redresser,
devenir plus fort. Il est maintenant debout. Très grand, vigoureux, il domine
la clairière de sa taille. A chaque instant, il semble rajeunir. Le chant
devient une douce caresse, un hymne amoureux. Et elle apparait en chantant à
l’orée des arbres. Une jeune fille, presque une adolescente, d’une beauté
surnaturelle. Elle est presque nue, des lianes et des feuilles ceignent son
corps. J’ai le souffle coupé par la proximité et l’inaccessibilité de cet être.
Je distingue les formes parfaites de ce corps et je suis écrasé par cette
incroyable présence. Est-ce du désir que je ressens ? Cette fascination
qui frise la folie, est-ce du désir ? Mon être tremble, mon cœur sursaute,
mon sexe durcit. Une vague brûlante inonde ma peau et des larmes emplissent mes
yeux. Est-ce du désir ? Une émotion qui n’est pas de ce monde m’arrache et
me met au bord d’un gouffre. Et je prends soudain conscience de la distance qui
me sépare de cet être. Je réalise l’ampleur de sa présence, la réalité de sa
beauté. Je ressens une profonde gratitude et mes larmes coulent joyeuses et
douces. Un silence apaisé s’étend sur toute chose. Elle avance d’un pas sûr et
léger. A chaque pas elle mûrit et se transforme, son corps perd ses formes d’adolescente
pour acquérir des formes encore plus belles de femme. A chacun de ses pas, l’homme
rajeunit, se redresse, son visage gagne encore plus de caractère et de force.
Une immense énergie se dégage d’eux deux, une profonde sagesse et une grande
majesté. Quand ils se retrouvent au centre de la clairière, ils ont sensiblement
le même âge et il y a entre cette ressemblance indéfinissable que fait naître
la complicité des amoureux. Elle a des yeux bleu-vert clair comme je n’en ai
jamais vu, emplis d’une tendresse malicieuse. Ses cheveux noirs avec des mèches
blanches lui arrivaient à la taille. Elle est grande, son corps absolument
féminin recelait une force tranquille. Ils se regardent longuement avant de s’assoir
face à moi, sans se départir de leur joie et leurs sourires.
…
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