vendredi 29 octobre 2010

Daimôn 3 - Divinités

On cherche. On fouille. Et parfois, on ne trouve pas. Oui! C'est qui? Étrangement, ça me rappelle le désert. Pour celui qui a connu le désert, la sensation ne s'oublie pas. Mais peut-être qu'on transporte son désert avec soi. On l'entretient. On le chérit. Et le désert a ses lois, ses rythmes, ses codes. Quand on rencontre quelqu'un dans le désert, on le traite comme un allié face à cette immensité. On lui offre le thé. On partage avec lui l'eau et la pitance. Même si c'est un ennemi et qu'il y aura un moment pour les armes. Rencontrer quelqu'un, c'est toujours un cadeau que le désert te fait. Et c'est inestimable. Et ici dans la multitude, j'ai cette même sensation. Les extrêmes se rejoignent, n'est-ce pas? La foule est un désert où on peut mourir, seul et assoiffé, dans l'indifférence inhumaine de l'espace. Et c'est peut-être pour ça que je me plais ici. Cette solitude impitoyable de l'étendue. Le mirage perpétuel de l'oasis qu'on croit approcher et qui sans cesse s'éloigne. Le désir toujours en éveil d'une eau plus claire, plus douce.

Oui-c'est-qui! Encore! Encore! Je vais finir par me rappeler!

Oui, il y a toujours ce rêve. Au milieu d'un rêve de réalité. Je me tiens en silence. A la fois seul et accompagné. Dans une solitude partagée. Ce n'est qu'un rêve. Un rêve. Je sais. Et l'espace n'est jamais hostile. Il existe. Simplement. Moi aussi. Oui. Nous. Nous existons. Sans résistance. Vivants. Exactement. Libres de nos gestes. De nos mouvements. Quand nos gestes se libèrent, deviennent amples. Peut-être excessifs. Peut-être seulement gracieux. L'espace ne s'en trouve pas dérangé. Il nous laisse faire. Nous accepte. Et par nous est accepté. Nous partageons une même existence. Une même vérité. Et ce n'est qu'un rêve. Je sais.

Pourquoi veux-tu que je parle moins fort.
Je n'ai encore rien dit d'offensant.
On se fait remarquer? Mais bien sûr.
C'est bien toi qui a choisi ce bar de vrais-vrais.
Tu n'as pas trouvé un coin un peu plus populaire
où on passerait pour des immigrés ordinaires.

Se faire remarquer! Il me dit!
Mais regarde un peu autour de toi.
Ils essaient tous de se faire remarquer.
Ils n'y arrivent pas! Bon!
Ils se ressemblent tous.
Je ne parlais pas pour toi, charmante demoiselle.
Tu es éblouissante. 
Comment s'appelle, déjà, ce que tu portes là?
Très excitant.
Non je ne veux pas savoir d'où ça vient.
De toute façon, je ne connais pas.
On se fait remarquer, tu as vu?
Il faut dire qu'on ne fait pas trop couleur locale.
Dis-moi! Comment t'appelles-tu jolie créature?
Julie? Ah! Jenny!
Je peux t'appeler Julie?
C'est des vrais cheveux ça?
Et ça c'est des vrais seins?
Fais voir!
Oh oui!
J'aime me faire remarquer, moi.
Tu veux savoir qui nous sommes?
Lui c'est mon vieux pote, Gil.
Lui c'est Monsieur T
et moi c'est moi
c'est ma vraie gueule
oui, la moustache, c'est une vraie.
A qui est-ce que je ressemble?
Connais pas!
Monsieur T fait la gueule parce que
ses déesses chéries lui manquent,
il a perdu un pari, 
et il trouve la société actuelle trop superficielle,
pas assez spirituelle, que ça manque de transcendance,
bla bla bla, de la politique, quoi!
Laisse-le! il va s'y faire!
Gil, lui, il est super super cool
sauf que des fois il stresse un peu trop
il pense beaucoup au travail
mais c'est normal
c'est le chef du groupe.
Si tu veux c'est ça!
Le leader du groupe
Quoi quel genre? Quel genre de quoi?
de groupe? de musique?
quelle musique?
Ah oui, oui! Du moderne
nous faisons du moderne avec des influences
anciennes, un peu, antiques, tout ça!
C'est ça! C'est ça! Exactement!
De l'expérimental!
Oui.
D'ailleurs, en parlant d'expérience, 
ça te dirait de faire un tour par là-bas,
Si j'ai de la drogue?
Non, le drogué du groupe arrive,
il ne va pas tarder.
Ah! Oui! Lui il est sérieux!
Moi aussi je suis sérieux d'ailleurs,
mais pas pareil!
Une fois on était en mission,
oui, oui, en tournée si tu veux,
il a mis je ne sais quoi dans mon oui-c'est-qui de l'époque
j'ai passé une nuit entière à courir dans les ruelles de Rome,
oui une jolie ville, je ne me souviens pas de tout, mais une jolie ville,Rome,
ça ne doit pas être tout à fait la même, mais je te crois.
Bref, j'ai passé la nuit
à poursuivre un petit chat à travers la ville
pensant que c'était Cerbère.
Oui, un petit chat. On a même discuté tous les deux.
Avant de...
S'il a souffert? 
Ça dépends ce que tu appelles souffrir.
Mon épée était toute neuve, très bien aiguisée,
alors quand j'ai coupé la troisième tête..
Mais quoi? Qu'est-ce que j'ai dit?
Pourquoi elle s'énerve? Qu'est ce qu'elle a?
...
Ah! Je n'ai jamais compris les femmes, moi!
Sers-moi à boire!
...
Quoi? Qu'est-ce qui se passe?
Pourquoi tout s'est arrêté?
Tu es tout pâle, Gil! Quoi?
Oh! Non! Oh! Non! Je rêve!
Ça c'est une entrée!
Si, moi, je me fais remarquer,
alors lui..
Gil, si tu pensais à une mission d'infiltration,
dans le genre on fait notre truc et s'en va, là,
c'est mort. Oublie! 
Même les dieux sous le Tartare
vont en entendre parler.
Avec ce gars là, c'est impossible.
Le mot discrétion ne doit même pas exister 
dans sa langue.
Quelle classe!
Ça c'est une entrée.
Même Thésée s'est réveillé.
Ça y est! Tout le monde est hypnotisé!
On est tous sous l'emprise.
Bienvenue dans une réalité perpendiculaire!
Moctezuma 1er Empereur et Sorcier
est arrivé.

A la porte du bar, un autre monde. Quelque chose de profondément inconnu. Moctezuma, habillé d'or et de peaux de jaguar était debout au milieu d'un groupe improbable de jeune gens des deux sexes, à moitié nus et étrangement peinturlurés. Deux belles jeunes filles n'avaient pour parures que des chaînes en or autour du cou et des dessins compliqués sur le corps faits avec ce qui semble être du sang. Tout était à l'arrêt. Ce n'est pas tant par le spectacle qui se présentait mais par la présence de cette homme venu d'ailleurs. Son intensité était intolérable. Plusieurs personnes dans le bar étaient en train de défaillir. Un homme. Mais est-ce bien le mot? Est-ce que c'est un homme qui se tenait là? Les yeux de Moctezuma brillaient d'un éclat sombre et féroce. Personne ne pouvait soutenir ce regard qui contemplait le monde d'une profondeur vertigineuse, d'un endroit inconnu. Plusieurs personnes étaient traversées par des visions dévorantes: des pyramides scintillantes, une jungle luxuriante, des fêtes et des rituels complexes, des batailles innombrables et l'éclat aveuglant du soleil. Qu'est-ce qu'un homme? Qu'est-ce que la civilisation? Ces questions étaient posées mais n'avaient plus d'importance. Il tenait tout le monde dans un champ de forces dont il était le seul à posséder les secrets. Cette présence incarnait une puissance surnaturelle, surgie du fond des âges. On aurait cru que toutes les personnes présentes allaient s'agenouiller. Pour tous, il n'y avait pas de mots, aucune pensée pour expliquer ce qu'il vivaient, aucune parole pour appréhender la vérité de ce moment. Ils étaient dépassés.

Thésée a été le premier à réagir:"Ça devient dangereux. Il va jeter un sort ou briser un sceau ou tuer quelqu'un ou pire encore". Gilgamesh acquiesça:"Il faut l'arrêter"."Ce n'est pas déplaisant de voir ça, j'ai dit, mais je crois qu'il a un peu trop forcé sur le cactus". Thésée et Gilgamesh s'avancèrent vers la porte et je les ai suivi. Nous semblions grandir, tous les trois, retrouver notre majesté, révélant une part de notre présence pour contrer toute cette puissance que l'Aztèque dégageait.
Ils l'entrainèrent dehors et je me retournais avec mon sourire le plus engageant, forgé par des siècles de relations publiques, je devais rompre ce charme terrible, j'annonçais aux gens subjugués: "Vous venez d'assister à un avant-goût du spectacle que nous jouons en ce moment au Théâtre des Nouveautés. Nous serons heureux de vous compter parmi nous pour les prochaines représentations." Le bar entier semblait respirer d'un coup, soulagé. Tout le monde était rassuré. Ah! C'était juste une mise en scène. Ouf! ce n'est que de l'art! Heureusement! C'est juste de l'art. Les discussions, la musique, le bruit des verres, tout reprit d'un coup. Il ne s'est rien passé. Juste un nouveau sujet pour les conversations. La vie normale avait repris parfaitement ses droits, quand je suis allé rejoindre les autres et préparer la bataille prochaine.

...
[A suivre]

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