Certains soirs, mon ombre se
lève dans l'obscurité de la chambre et me chuchote : " Ne te réveille pas
! Ne te réveille pas ! " Et elle sort arpenter la ville.
Mon ombre arrache parfois un
corps à la foule et lui apprend à danser entre la lumière et l'obscurité.
Mon ombre ne craint ni la mort
ni la violence. Elle aime hanter les quartiers malfamés. Il m'est arrivé de me réveiller avec une côte
brisée ou les phalanges éraflées. Il m'est arrivé de me réveiller, une inconnue
à mes côtés. Et je me suis dit : "Ah ! Mon ombre a encore fait des
siennes. "
J'ai essayé de moins dormir.
J'ai essayé de la retenir, de la raisonner, mais rien n'y fait. Elle s'est
habituée à partir, que je dorme ou que je sois éveillé. Il m'arrive en plein
jour, en pleine conversation de constater que mon ombre m'a quitté pour aller
vaquer à ses occupations inhabituelles et mystérieuses.
Mon ombre s'offre parfois un
visage, pour rencontrer les regards et se montrer en société. Je me réveille,
alors, avec le souvenir de sourires que je n'ai pas rêvé.
Mon ombre met parfois mes
nouveaux habits et va attendre les touristes à l'aéroport, pour leur proposer
une visite de la capitale, leur voler leur âme et l'exporter en pièces
détachées aux pays en guerre.
Mon ombre n'a aucune morale et
se moque de perdre ou de gagner. Elle se moque de la dépense et des bénéfices à
tirer. Certains jours je me réveille riche alors que d'autres je suis ruiné.
Mon ombre traine parfois sans
but et suit au hasard les passants,
juste pour rêver leur vie, leur inventer des secrets puis, les
abandonner, les jeter dans le fleuve ou leur faire des croche-pieds. Il m'est
même arrivé d'être jugé pour des crimes que je n'ai pas commis, et faute de
preuves, acquitté.
Depuis quelques temps, mon ombre
oublie les choses. Elle oublie l'heure et le chemin pour rentrer. Pendant des
jours, je la cherche, dans les bars, sous les ponts, dans les recoins où se
terre l'obscurité.
Mon ombre en sait trop sur ce
monde et sur le manque de réalité. Elle confond mes gestes et les siens. Elle
se trompe de discours et se trompe d'avis. Elle commence à changer. Jour après
jour, je lui découvre de nouvelles couleurs. Et certaines nuits, je la vois
briller. Je sais. Elle veut partir, cette fois pour de vrai. Elle veut se
libérer.
C'est elle qui rêve
maintenant, quand je vais travailler. Quand ma pensée respire et mes idées sont
fraîches, je sais qu'elle rêve de hautes montagnes et d'altitudes immaculées.
Quand mes raisonnements se réchauffent et les remous bercent mes calculs, elle
rêve d'îles tropicales et de mers tempérées.
Un jour ! Un jour, quand nous
serons prêts, j'irai me tenir au cœur des espaces illimités. Debout dans la
lumière d'un nouveau soleil, je la verrai se déployer de toute sa profondeur,
jusqu'à l'horizon. Mes gestes seront enfin siens et toutes ses couleurs seront
enfin miennes. Nous serons unis. Nous serons libérés.
...
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